They Burn Witches Here

charcoal drawing

Ici, on brûle des sorcières…

… avant de publier les photos sur les réseaux sociaux.
Voyage sur une île où le temps s’est arrêté.
Rédaction: Kent Russell Illustrations: Alessandra Hogan
I.

Les hommes bourrent la bouche de la sorcière de bouts de tissu. Le moment des aveux est terminé. Le voisinage s’attroupe autour d’elle, formant un cercle sur ce monticule de détritus, près du quartier de Warakum. Tous regardent les hommes lui bander les yeux, lui attacher les bras, les jambes et le tronc, empiler du bois, l’asperger d’essence et la plaquer, tête la première, contre le bûcher. Certains lèvent leurs téléphones pour prendre des photos. On gratte une allumette, et le brasier s’enflamme.

Voilà ce qui arrive à ceux qui s’attaquent au tissu social, cherchent à semer la discorde, disent les hommes à la chose qui se tient parmi eux. Cette créature, au cœur de l’assemblée, n’est pas l’amie ou la parente que la foule croyait connaître. C’est une plante vénéneuse, un snek-no-gut que l’on piétine. Hommes et femmes adultères, êtres impurs marqués par le sida, sorcières… Autant de créatures néfastes dont la communauté doit se débarrasser. Il en est ainsi depuis les temps immémoriaux.

La foule sent la caresse des flammes contre leurs visages. Puis un bruit de mastication s’élève, telle une ruche d’insectes bourdonnante: c’est le feu qui consume le tas de déchets. Les hommes recouvrent de pneus la forme étendue, ligotée, de la sorcière. La foule ne dit rien. Elle ne fait que se défendre. C’est ainsi que réagit un organisme lorsqu’il repère un corps étranger: en déployant ses forces pour l’expulser, afin de retrouver santé et intégrité.

La sorcière était une jeune femme de 20 ans, mère de deux enfants, qu’on avait accusée en 2013 de la mort de son petit voisin de 6 ans, dans un bidonville de Papouasie-Nouvelle-Guinée (PNG), Etat insulaire en plein développement, situé juste au-dessus de la pointe septentrionale de l’Australie. D’après ses symptômes, l’enfant était probablement décédé des suites d’un rhumatisme articulaire aigu. Mais en PNG, tout décès qu’on ne peut attribuer à la vieillesse est peut-être dû à un agent malveillant.

Une cinquantaine de parents du petit garçon décédé ont capturé la jeune femme avant de la dévêtir, de la torturer et de la brûler vive dans la décharge du quartier, en périphérie de la ville de Mount Hagen. Parmi les témoins, il y avait des policiers en uniforme, qui ont même renvoyé d’où il venait un camion de pompiers arrivé dans un hurlement de sirènes.

Parmi tous les meurtres de sorcières, celui-ci s’est invité sur bien des sites de journaux à sensation, en raison des photos prises par la foule et fièrement partagées sur les réseaux sociaux. Les journalistes ont déferlé et mis au jour de sinistres détails, et l’identité de la femme (bien des sorcières présumées victimes de violences en PNG ne peuvent pas en dire autant): elle s’appelait Kepari Leniata.

Voici le contexte qui manquait à leurs articles, le détail que ces journalistes ont négligé de mentionner: en PNG, pays qui ne s’est pleinement "ouvert” au monde extérieur qu’à la fin du XIXe siècle, la tradition de la chasse aux sorcières ne s’est pas contentée de perdurer en dépit de la présence occidentale. Elle a empiré. Le rituel est en pleine mutation, la violence se répand comme une tumeur.

Les chasses aux sorcières – présentes dans la plupart des cultures traditionnelles de PNG, sinon toutes – sont à présent très répandues dans les villages, communes et petites villes qui parsèment le pays. Des foules humilient publiquement et torturent sauvagement voisins, parents, amis – souvent des femmes, mais pas toujours – avant de les assassiner ou de les chasser de leurs communautés, ce qui revient au même dans une société aussi profondément tribale.

Personne ne sait avec certitude combien de sorcières présumées ont été tuées (ou plutôt, se font tuer tous les jours) en PNG. La Commission nationale de réforme du droit constitutionnel a récemment estimé que le nombre de victimes tournait autour de 150 par an. Un chiffre contesté par les organisations religieuses, qui sont les groupes les plus impliqués sur le terrain. Les Nations unies évoquent plus de 200 assassinats annuels, dans une seule des vingt provinces du pays.

Kepari Leniata est au moins la troisième personne à avoir été exécutée publiquement dans la décharge du quartier de Warakum entre 2009 et 2013. Depuis, il y en a eu deux autres. Une sixième devait être lynchée en décembre 2014, vers la fin d’un voyage que j’ai entrepris dans la région dans l’espoir de comprendre comment et pourquoi de tels actes sont possibles. Comment on peut être capable d’utiliser un téléphone avec appareil photo et de croire aux sorcières, et pourquoi cette violence endémique devient épidémique.

Mais, une fois sur place, j’ai été le témoin d’un événement exceptionnel en PNG: une personne qui tentait d’intervenir.

II.

Je n’étais pas préparé à mon arrivée à l’aéroport de Port Moresby, capitale de la PNG. Et ce n’est pas là un cliché orientaliste, du genre: “J’ai été stupéfait par les étranges merveilles qui s’offraient à ma vue…” Ce que je veux dire, c’est que je ne disposais de quasiment aucune information. Au moment de ma visite, l’aéroport international de Jacksons était introuvable sur Google.

Mon vol, avec escale à Tokyo, figurait sur le tableau des départs, mais il n’y avait aucun numéro de comptoir d’enregistrement ou de porte d’embarquement, aucune indication sur le statut du vol. C’était le seul espace vide sur un immense tableau. Quand je me suis adressé à de jeunes hôtesses japonaises, elles ont écarquillé les yeux derrière leurs masques chirurgicaux.

Après un vol de nuit, mon avion m’a largué sur le tarmac. À chaque pas, l’humidité venait me rappeler que “l’atmosphère” ne culminait pas bien au-dessus de ma tête. Dans le Pacifique Sud, elle vous cerne de toutes parts, se glissant sous votre chemise, dans vos oreilles, vos narines, étreignant tout votre corps jusqu’à ce que de petites gouttes de transpiration viennent perler entre les poils de vos sourcils et de votre moustache. Le temps de trouver un taxi, j’étais trempé de sueur.

J’ai vite appris qu’en PNG, les villes ne s’étaient que récemment développées. En fait, tout ce qui pouvait être considéré comme un “développement” était récent. Par conséquent, Moresby (qui se prononce "Mosbi" dans le dialecte tok pisin, mélange d’anglais, de malais et de quelques autres langues) n’avait ni l’animation d’un bidonville indien, ni l’ingéniosité d’une favela brésilienne. La ville ne compte que 345 000 habitants, et le chômage touche entre 60 et 90% de la population. Il plane partout une fumée de bois cendreuse. Les maisons en ciment, généralement basses, sont entourées d’un mur ou d’une clôture, eux-mêmes surmontés de verre brisé ou de barbelés tranchants. D’un côté de la ville s’étendent des collines brunes dénudées. De l’autre, la baie forme une bande d’eau peu profonde, remplie de bateaux-citernes transportant du gaz naturel.

On ne compte que très peu d’incidents violents contre de prétendues sorcières à Moresby, contrairement aux campagnes avoisinantes, où le mode de vie des clans n’a pas beaucoup changé depuis dix mille ans. Malgré cela, selon des chercheurs du magazine The Economist, elle la troisième ville la plus dangereuse du monde, derrière Damas et Dacca, la ville du Bangladesh où l’effondrement d’une usine a tué un millier de personnes.

Les rares expatriés installés à Moresby s’intéressent surtout à deux choses: sauver des âmes ou exploiter la terre. Les employés des compagnies pétrolières appartenant à cette seconde catégorie ne quittent que très rarement les rares gratte-ciel proches de la baie. A l’inverse, les missionnaires résident dans de multiples petits camps à travers la ville. Après mon atterrissage, j’ai appelé l’un de ces camps, du nom de Mapang, pour y réserver une chambre partagée.

Pendant mon court trajet, à un pâté de maisons de la fenêtre sous laquelle j’allais dormir, mon taxi s’est fait arrêter à un poste de contrôle par des policiers en chemises bleues à manches courtes, arborant l’air perplexe des hommes qui attendent de faire graisser la patte. Mon chauffeur leur a demandé quel était le problème. Ils lui ont expliqué que, quelques heures auparavant, juste avant l’aube, une fusillade avait opposé policiers et militaires à cet endroit même.

Les policiers se sont penchés vers nous, à l’affût du moindre signe de satisfaction ou de colère, et même de la moindre réaction. Avait-on entendu parler de cette fusillade? Elle avait eu lieu à Boroko, une banlieue relativement chic de Moresby. Il y avait de nombreux blessés, et quelques décès probables.

Dans l’impossibilité momentanée de poursuivre notre route, mon chauffeur et moi-même sommes descendus pour jeter un coup d’œil alentour. Un marché improvisé était en train de s’installer sur la boue séchée, sous un unique arbre dénudé. Du verre brisé et des coquilles de noix de bétel parsemaient le sol.

Tous les habitants ou presque de PNG – hommes, femmes et enfants – mâchent des noix de bétel, un excitant léger. Le principal effet secondaire est une salivation intense, et un constant besoin de cracher. Leur consommation est techniquement illégale, mais on en vend sous le manteau à chaque coin de rue. Les policiers qui avaient arrêté mon taxi en mâchaient eux aussi. Où que j’aille en PNG, des crachats rouges et visqueux s’étendent partout en longues giclures semblables à des plaies, comme une métaphore qui rend la violence encore plus présente et poisseuse.

Tandis que nous arpentions le marché, mon chauffeur crachait régulièrement, bien que proprement. Grâce à lui, j’ai pu apprendre que la fusillade entre l’armée et la police avait duré environ quatre heures. Les vendeurs nous en ont parlé en étalant leurs marchandises sur des couvertures, comme tous les jours. Ils nous ont expliqué que la nuit précédente, des soldats étaient sortis d’une boîte de nuit et qu’ils buvaient de l’alcool depuis un moment quand une patrouille de police leur avait demandé de rentrer. Après une échauffourée, un soldat avait été arrêté et incarcéré dans le commissariat voisin. Les autres étaient revenus avec des renforts pour faire sortir leur collègue par la force, comme de vrais cow-boys. Au cours de l’émeute, quelques boutiques à côté du marché avaient été pillées, et le butin était à présent exposé à côté des marchandises habituelles des vendeurs.

Arrivés au camp des missionnaires, mon chauffeur m’a réclamé 100 kinas, soit une trentaine d’euros. Comme je refusais et lui proposais un prix moitié moindre, il a ri bruyamment, comme pour me féliciter de ma débrouillardise. Puis il a insisté pour qu’on tope-là.

♦ ♦ ♦

À Mapang, il y avait de grandes portes, des gardes et des barbelés, des oiseaux qui voletaient et des bougainvillées, des toits en étain, des persiennes, et des ventilateurs au plafond qui tournaient au ralenti et fonctionnaient à l’énergie solaire. Dans la pièce principale, un portrait représentait l’ensemble du personnel, accompagné d’une note – PRIÈRE DE NOUS PRÉVENIR – si toute personne ne figurant pas sur cette photo était repérée dans l’enceinte du camp.

L’endroit était une étape pour les missionnaires qui partaient dans la brousse, ou bien en revenaient. Le premier jour, en prenant le petit déjeuner, j’ai fait la connaissance de deux d’entre eux, John et Marciana. John venait du Kentucky, Marciana, de Floride comme moi, mais de la partie la plus atypique: le “Panhandle” (poignée de poêle). Tous deux avaient mon âge ou un peu moins, et ils avaient trois jeunes enfants, deux garçons et une petite fille qui n’était encore qu’un bébé, dotés de noms lévites. Pour faire des économies, John leur préparait des sandwiches à la confiture avec les vivres offerts gratuitement pour le petit déjeuner.

Un an plus tôt, il avait entamé une mission dans les profondeurs de la jungle de la province du Golfe. “L’équivalent néo-guinéen de la Louisiane”, disait-il, espérant ainsi me faire comprendre l’effroyable pauvreté et les coutumes exaltées des fidèles de son village. Il était venu à Moresby avec sa famille pour y faire le plein d’articles non périssables. Ils m’ont proposé de les accompagner dans leurs achats.

Marciana avait de petits grains de beauté autour des lèvres, et ne manifestait que peu d’enthousiasme à l’idée de repartir dans les campagnes. “Aux États-Unis, on me considère comme une Noire”, m’a-t-elle dit tandis que nous nous dirigions vers leur véhicule, un SUV Toyota où les mots “ÉGLISE BAPTISTE” étaient tracés au pochoir, comme un talisman, sur les quatre côtés. “Ici, on trouve que je suis Blanche. Décidément, je n’ai jamais la paix.” Elle a souri pour souligner l’ironie de ses propos avant de passer du coq à l’âne sans quasiment cesser de parler, pendant tout le temps que j’ai passé avec eux. Elle semblait sincèrement heureuse de parler à quelqu’un de nouveau, après des mois passés dans la jungle. Cela m’a rappelé un terme utilisé par l’un des grands anthropologues de la PNG, Bronislaw Malinowski, pour décrire l’effet de la brousse sur les étrangers: la tropenkoller, ou “folie tropicale”.

“Deux autres missionnaires, des amis plus âgés que nous, ont eu un sérieux accident ici, à Moresby”, a dit John tout en s’engageant dans la circulation étonnamment dense. “Ils ont voulu ramener leur voiture en la poussant et les gens ont accouru comme des fous. J’ai bien dit comme des fous.” John avait, dans sa manière de se tenir, une sorte de crispation qui rappelait les prédicateurs de l’apocalypse, alors qu’il est en réalité un prêtre tout ce qu’il y a de plus détendu, comme on en trouve dans les universités américaines.

“Les gens ont tout récupéré. Les sacs, le matériel électronique, les housses de siège. L’un des pilleurs leur a conseillé: ʻFuyez. Votre vie vaut plus cher que vos affaires.’ Nos amis nous ont dit qu’ils avaient eu encore plus peur après l’accident.”

Nous sommes passés devant un champ en flammes. Le brasier avait été allumé pour brûler les buissons et autres broussailles qui entouraient l’unique mosquée de Moresby. À travers le dôme rouillé du bâtiment, on voyait briller des taches de lumière semblables au pelage d’un léopard. J’ai demandé ce qui s’était passé là-bas. Marciana m’a expliqué que, contrairement aux Australiens, les Américains étaient toujours les bienvenus en PNG, parce qu’ils n’étaient pas restés pour occuper les terres après la Seconde Guerre mondiale. On raconte que pour manifester son soutien aux victimes du 11-Septembre, la police de Moresby a mitraillé la mosquée.

John et Marciana comprenaient, bien sûr, qu’ils n’étaient que les représentants d’une longue série de projets occidentaux, dans un pays qui y est résolument opposé. Les Européens sont arrivés en PNG en 1526. Mais, par rapport aux autres Nouveaux Mondes, cette île était un véritable enfer: nature intimidante, pas de richesses apparentes, une population cannibale… Pour les Blancs, jusqu’au milieu du XIXe siècle, l’endroit était synonyme de paresse et d’hostilité. A l’époque, Anglais, Hollandais, Français, Allemands, Russes et même un millier de Hongrois n’arrêtaient pas de se refourguer la PNG entre eux.

Les Blancs étaient principalement en contact avec les tribus côtières. Explorer l’intérieur du pays était impossible, du fait de la chaîne de montagnes escarpées qui traverse l’île dans toute sa longueur, d’est en ouest. Au-delà de ces murailles – hautes de plusieurs centaines de mètres – dont les nuages s’attardent autour des sommets, comme s’ils allaient dégringoler de l’autre côté, semblaient s’étendre des espaces sombres et inexplorables. Jusqu’à l’avènement de l’aviation.

Dans les années 1930, deux frères australiens sont partis en avion dans les montagnes, pensant trouver de l’or dans les Highlands. Ils ont en fait découvert de petits villages fermiers paléolithiques présents, quasiment dans le même état, depuis des dizaines de milliers d’années. Il n’y avait là pas de métallurgie, pas de bêtes de somme domestiquées. Les gens des Highlands n’avaient eu aucune raison d’inventer la roue. Ils prenaient les deux frères pour les fantômes de leurs ancêtres, jaillis de la brume.

En signe de paix, les aviateurs ont sorti un gramophone qu’ils avaient apporté avec eux et joué un air d’opéra italien. Les populations locales ont adoré. Elles ont tapé des mains et des pieds, en poussant des cris de joie. Les frères, enchantés, croyaient qu’ils venaient de transcender un abîme culturel. Ils ont appris un peu plus tard, en échangeant par signes, que ce n’était pas du tout ce qui s’était passé. Les gens des Highlands n’avaient pas apprécié la musique pour sa beauté. Elle leur plaisait, ont-ils expliqué, parce que les trompettes rappelaient presque exactement les hurlements perçants des prisonnières choisies pour le festin.

Rien ne sert de se demander si cet immense abîme aurait pu être lentement comblé. Il est actuellement suturé par la force, et d’un seul coup. En à peine plus d’un siècle, la population locale a dû passer de la pierre à l’acier, et de l’acier à la silicone. Par endroits, ils ont bondi directement d’une existence de chasse et de cueillette à l’adoration d’images de Jésus sur leur iPhone. Et la découverte récente de réserves de gaz naturel n’a fait qu’exacerber ce changement, permettant à une économie jusqu’à présent stagnante d’afficher l’un des taux de croissance les plus rapides au monde.

La première tribu que John et Marciana ont rencontrée dans leur mission n’avait pas de mot pour exprimer le concept de bien. Ils ne connaissaient que le “non-mal”.

John et Marciana m’ont conduit à Vision City, un centre commercial de deux étages récemment bâti par des investisseurs asiatiques. Après une fouille et un passage au détecteur de métaux, nous avons dîné dans un restaurant australien… décoré de plaques d’immatriculation américaines. Les épouses de magnats du pétrole et du bâtiment faisaient bonne figure dans leurs pantalons de yoga. Au bar, des hommes d’affaires chinois étaient fort occupés à se saouler.

“Il y a eu un léger choc des cultures entre les gens d’ici et les Chinois venus superviser leurs investissements”, m’a dit John, ce qui est un euphémisme. Il a expliqué en détail un incident récent, celui d’un ingénieur chinois tué à coups de machette après un conflit avec les entrepreneurs du coin qui travaillaient pour lui, et enchaîné sur l’histoire d’un usurier chinois décapité à proximité de Vision City.

Cet afflux culturel, financier et matériel étranger a généré une course à la consommation en PNG, avec ses éternels compagnons: le ressentiment et l’envie. Par le passé, nombre des sociétés traditionnelles du pays étaient dotées de mécanismes de prohibition intégrés qui contrôlaient toute manifestation publique de richesse ou de position sociale, comme le fait de posséder des cochons ou des coquillages. Faire valoir son statut était non seulement tabou mais surtout dangereux. Celui qui organisait souvent de grands festins ou cultivait de nombreux jardins fertiles courait le risque de rendre jelas les membres de son clan, un mot qui dépasse le simple concept de jalousie et exprime un état de convoitise proche de la “rage incontrôlable”.

De nos jours, on peut rendre les autres jelas si l’on possède une voiture, ou qu’on tient un stand de nourriture qui fait de bonnes affaires sur le bord de la route. Il vaut mieux éviter de rendre les autres jelas, car les sorcières passent pour des créatures extrêmement jelas et vindicatives.

“J’essaie toujours d’éviter de regarder quoi que ce soit avec trop d’insistance, qu’il s’agisse d’une cascade, d’un bel arbre, de ça…”, a continué John, désignant d’un signe de tête un balcon où les pieds de quelques chaises vides projetaient de longues ombres face au ciel limpide d’un coucher de soleil. “Notre tribu pense que les Blancs ont un pouvoir surnaturel qui leur permet d’entendre les vibrations des métaux précieux présents dans le sol.”

La conviction que les sorcières se cachent derrière la majeure partie des transformations négatives qui agitent la PNG est l’une des constantes des bouleversements auxquels le pays est confronté. "Nous avons un surnom pour la population locale", a expliqué John. “Les ʻbébés chrétiens’. Ils sont nombreux à se convertir parce qu’ils sont attirés par la prospérité manifeste des pays et des cultures chrétiennes. Mais ils ne font que superposer la religion à leurs croyances traditionnelles.”

Dans un État où les infrastructures sont rares, voire inexistantes, les missionnaires restent le principal point de contact entre les habitants des campagnes et l’Occident. La majeure partie des soins médicaux et de l’aide humanitaire dispensés dans la brousse vient encore des églises catholiques et luthériennes. De ce fait, plus de 96% des Papouans-Néo-Guinéens s’identifient comme chrétiens. Pourtant, leur chrétienté fluide et syncrétique rappelle la chrétienté médiévale, une religion greffée sur une multitude de croyances cosmologiques ancestrales, pleine de démons, de sorcières et de reliques aux pouvoirs surnaturels.

John et Marciana eux-mêmes semblaient plutôt enchantés que leurs fidèles croient aux sorcières. J’ai eu l’impression que cela renforçait encore leur propre image et la valeur de leur travail de missionnaires, comme si le maintien d’une pratique aussi impie que la chasse aux sorcières rendait leur expérience encore plus authentique.

“Impossible de les pousser à faire preuve de logique”, a expliqué Marciana. “Tout doit passer par les histoires. On ne peut les convaincre de quoi que ce soit que par le biais du récit. Comment croyez-vous qu’ils aient passé le temps, ici, pendant des siècles? En se racontant des histoires pour expliquer ce qui leur arrivait, les événements de la vie. Ils y passent des nuits entières, jusqu’à une heure, deux heures du matin. A quatre heures, les cochons commencent à s’agiter, et une nouvelle journée commence.”

La première tribu que John et Marciana ont rencontrée pendant leur mission n’avait pas de mot pour exprimer le concept de bien. Ils ne connaissaient que le “non-mal”. Tout comme il n’y avait pas de vérité, mais seulement le “non-mensonge”. Après la mort, on devenait un esprit, et le monde était plein de ces esprits ancestraux, nuisibles s’ils n’étaient pas apaisés, et vénérés par la population.

“Avant l’arrivée des Blancs, la PNG n’avait pas de dieu unique”, a expliqué John sur le chemin du retour. L’aîné de ses enfants exigeait de passer en boucle la BO de La Reine des neiges tandis que nous roulions dans des rues qui s’étaient vidées après le coucher du soleil. On apercevait quelques personnes qui se déplaçaient entre les arbres ou se tenaient dans l’encadrement de portes éclairée par des lampes à sodium. “Les gens d’ici vivaient – et vivent encore – dans un monde enchanté”, a-t-il ajouté. “Il n’y a pas de limite fermement établie entre la volonté de chacun et la puissance impersonnelle.”

“Un peu comme chez les Catholiques”, a plaisanté Marciana sur le siège arrière.

Je leur ai annoncé mon intention de rencontrer une femme accusée de sorcellerie, et peut-être de me rendre avec elle dans les Highlands, où les meurtres liés à la sorcellerie sont légion. John a brièvement détourné les yeux de la route pour me dévisager, effaré. “Dans ce coin-là, la violence se répand aussi vite qu’un incendie”, a-t-il dit. “Se disputer avec un seul gars, c’est se mettre à dos ses frères, les cousins de ses frères, tout le monde.” Voyager seul dans les Highlands était déjà une très mauvaise idée, a ajouté Marciana. Mais l’idée de voyager avec une sorcière présumée rendait la chose infiniment plus dangereuse.

“Si quelqu’un s’en prend à toi ou à elle, prends tes jambes à ton cou”, m’a conseillé John. “Si tu te retrouves pris entre deux feux, ne reste pas pour regarder. Fais demi-tour et enfuis-toi.”

III.

Les choses commencent toujours de la même manière: dans une hutte en terre battue où une famille pleure le décès d’un proche. Des parents saisissent le torse, les bras, le visage de l’enfant mort. D’autres, assis en tailleur, étalent sur leurs corps une boue noire et blanche. La plupart gémissent, et leurs plaintes s’entremêlent dans l’espace étroit, trouvant par intervalles une certaine harmonie. C’est leur haus krai, cérémonie traditionnelle pendant laquelle tous les membres du clan viennent pleurer l’un des leurs.

Cherchez les lucioles, murmurent certains. Observez leurs mouvements.

Quelqu’un devrait marcher sur le mollet du garçon, dit quelqu’un d’autre. Marchez dessus et attendez un signe.

Ces proches sont convaincus que l’esprit du garçon décédé est passé dans un lieu immense et dépourvu de frontières. Ils ont très peur pour lui et de lui. Surtout, ils sont avides de vengeance.

Ils repensent à tout ce qu’il aurait pu dire ou faire pour causer ce sort funeste. Quelqu’un lui voulait-il du mal? Qui aurait bien pu avoir envie de tuer un jeune garçon? À qui a-t-il parlé pour la dernière fois? Quelqu’un lui a-t-il offert à manger ou à boire?

Quelqu’un devrait prendre une branche de bambou et prononcer des noms, suggère un homme. Le bambou bougera à l’évocation du nom de la sorcière.

Une parente plus âgée intervient. Et les femmes du voisinage? demande-t-elle. D’autres hochent la tête avec ferveur. Elles passent en revue les allées et venues des voisins dans les jours ayant précédé le décès du garçon.

Qui s’est conduit de manière inhabituelle? se demandent-ils. Qui est sorti après le coucher du soleil? Qui n’arrêtait pas de le regarder?

Qui avait des dettes? Qui était jelas?

Assises ou debout dans la hutte, les femmes se posent toutes ces questions en prennent soin de contrôler chacun de leurs mouvements. Les hommes les surveillent de près. Aucune n’ose appuyer sa tête contre sa main: un tel geste pourrait être interprété comme le signe qu’elle communique avec une autre sorcière. Aucune n’ose bâiller. Couvrir sa bouche pourrait vouloir dire qu’un démon l’habite et qu’elle ne veut pas laisser sortir. Les hommes sont à l’affût de ce type d’indices, du détail inhabituel. Les femmes le savent, et expriment leur douleur de manière théâtrale.

L’une des femmes tousse. Les conversations s’arrêtent. Elle parle à voix basse, proposant une explication médicale à la mort de l’enfant. C’était un décès ordinaire, dit-elle. Le garçon est tombé malade, souffrait du ventre. Il est mort, tout simplement.

Et qu’est-ce qui a causé sa maladie? lance une autre.

Ils sont tous d’accord pour dire qu’une sorcière avait extrait le cœur du garçon. Elle l’avait volé et le mangeait morceau par morceau, le savourant comme le ferait un crocodile. Si les membres du clan ne se dépêchent pas, s’ils ne trouvent pas la sorcière pour récupérer le cœur du garçon, il sera certainement condamné à arpenter seul le monde des esprits pour l’éternité.

Les plus jeunes de la famille ne savent pas grand-chose de leurs traditions, que n’évoque aucun livre, aucune photographie. Elles forment une seule et même histoire, transmise oralement de génération en génération. Et pourtant, ils connaissent tout cela, la sorcellerie, la magie, puri puri, mura mura dikana, kumo, sanguma. On a expliqué aux jeunes que ce sont les sorcières qui provoquent la déliquescence de leur peuple, et on leur a appris à les craindre, quoi qu’en disent les missionnaires et les Blancs. Comment ceux-ci peuvent-ils prétendre que la sorcellerie n’existe pas, alors qu’ils parlent d’un Dieu bienveillant? Si Dieu est le bien, alors qui provoque le mal? Non, le mal existe. Les sorcières existent.

C’est décidé: la famille va payer une glas meri, une sorcière qui use de ses pouvoirs pour le bien. Contre une importante somme d’argent, elle trouvera le responsable. Ils captureront cette créature maléfique, récupéreront le cœur du garçon, et détruiront la sorcière avant qu’elle ne fasse encore plus de mal au village.

La Journée internationale des droits de l’Homme, qui se tenait sous l’égide des Nations unies, avait lieu pendant mon séjour à Moresby. Des discours et des séminaires étaient organisés dans la salle de conférence poussiéreuse d’un hôtel où de nombreuses femmes vêtues de robes fluides à motifs floraux (les meri) expliquaient la gravité de la situation à quelques fonctionnaires blancs de l’ONU. Pour deux députés présents sur place, les violences sexistes étaient "le plus urgent des problèmes liés aux droits de l’Homme dans notre pays”.

Dès qu’un orateur évoquait les notions de changement ou d’optimisme, 60 personnes applaudissaient poliment, et une femme en robe meri éclatait de rire. Assise au fond de la pièce, elle penchait la tête en arrière et agitait les bras en poussant des gloussements joyeux et modulé. C’était Monica Paulus, la sauveuse de sorcières de PNG.

Il y a environ 15 ans, Monica était une épouse comme les autres. Elle consacrait sa vie à ses enfants et ses nombreux jardins de subsistance, jusqu’à ce que son père décède soudainement d’une crise cardiaque. En tant que fille aînée, elle était censée hériter de sa maison, mais son frère cadet, qui la convoitait également, l’a accusée d’avoir usé de sorcellerie pour assassiner leur père. Ce type de jelasy est une accusation récurrente dans les Highlands. L’accusateur sait que la sorcière présumée sera tuée ou contrainte à fuir, le laissant libre de s’emparer de l’objet de sa convoitise: la maison, les biens ou les terres de la sorcière.

“Je me suis enfuie quelque temps, et je me suis provisoirement installée dans une autre province”, m’a raconté Monica, évitant de répondre quand je lui demandais comment elle avait échappé à la torture. A présent qu’elle s’était trouvée dans le camp des sorcières, elle ne pouvait plus ignorer ni justifier cette violence. “Alors je suis retournée [dans les Highlands], là où tout avait commencé.”

Monica passe à présent ses journées à venir en aide par divers moyens à des sorcières présumées: cachettes, nourriture ou soins médicaux, emménagement dans une autre province, et présentation de leurs cas à tous ceux qui sont disposés à l’écouter. Les victimes sont principalement des femmes, et elles ont souvent leurs enfants avec elles, car dans bien des croyances en PNG les esprits maléfiques résident dans l’utérus. Monica et ses collègues féminines reçoivent quotidiennement des menaces de mort.

Avant de quitter New York, j’avais été en contact avec Monica, par email et par Skype, quand la connexion le permettait. Nous étions arrivés à un accord: elle me servirait de guide pour parcourir le pays, et j’attirerais l’attention du monde sur ce que je verrais. Elle ne demandait en retour que quelques canettes de bière détaxée.

Après quelques présentations sur les violences conjugales – il a fallu attendre 2003 pour que le viol entre époux soit criminalisé en PNG, et 2013 pour les violences conjugales –, Monica s’est levée pour venir présenter son action. Sa tête dépassait à peine du pupitre. Elle arborait une permanente avec des boucles aussi noires que du charbon, et la silhouette corpulente des habitants des Highlands. Son ossature évoquait une grande pugnacité.

“Je me suis dit: ʻSi je ne le fais pas, qui le fera?’”, a-t-elle expliqué par-dessus le cliquetis des couverts, tandis que des serveurs servaient du café et des sandwiches au fond de la salle. Quelqu’un a demandé combien de vies elle avait sauvées. Monica a répondu qu’elle ne savait pas exactement. Au moins 20 dans les Highlands. A sa connaissance, personne ne s’en était chargé avant elle.

Ce qui ne voulait pas dire que personne ne pratiquait les arts occultes, a clarifié Monica. Certains se sont bel et bien livrés – et se livrent toujours – à la magie noire, la sorcellerie, au sanguma. Les rites sont transmis de génération en génération, les sortilèges, férocement gardés. “L’existence de telles pratiques importe moins que le fait que tout le monde y croie. Le Premier ministre y croit. Le chef de la police de la ville de Kundiawa y croit. L’année dernière, une conférence universitaire sur la sorcellerie a été organisée et plus de la moitié des chercheurs qui y assistaient ont déclaré croire en la sorcellerie."

Monica a reconnu qu’elle y croyait aussi avant d’être accusée. Plus jeune, elle était persuadée que les sorcières étaient responsables des forces invisibles qui déchiraient impunément son pays. Elle croyait que leurs crimes affreux devaient être sanctionnés par un châtiment tout aussi terrible. Sur ces mots, elle a éclaté de rire.

Jusqu’en 2013, le droit de tuer une sorcière en cas de légitime défense était inscrit dans la constitution papouane-néo-guinéenne. Soumis à une forte pression internationale après l’affaire Kepari Leniata, le gouvernement a abrogé cette loi et rétabli la peine de mort pour les assassinats de femmes accusées de sorcellerie. Mais Monica estimait que la peine de mort augmentait le danger, car les complices d’un meurtre de sorcière – soit, dans bien des cas, des villages entiers – préféraient de loin éliminer un témoin potentiel que d’être poursuivis en justice.

“Quand je vais à l’étranger, je peux leur dire que j’ai été accusée de sorcellerie”, a déclaré Monica. “Ici, je n’en parle pas beaucoup. Certains vont forcément penser que je fais tout pour aider mes semblables, les autres sorcières.”

Monica a désigné un carnet qu’elle tenait à la main. Il contenait les numéros de téléphone et les adresses de quasiment toutes les sorcières présumées du pays. La couverture cartonnée était élimée à force d’être manipulée. “Vous pouvez agir”, a-t-elle dit en parcourant du regard les visages de l’assistance. “Vous avez envie de sauver des vies? Vous avez l’argent. Voici les ressources nécessaires.” Elle a exposé le dispositif idéal, selon elle: des équipes d’urgence réparties dans tout le pays, dotées de véhicules, de carburant, et d’argent liquide pour traiter avec les foules assassines. “Si vous voulez qu’on s’en occupe nous-mêmes (…) fournissez-nous ce qu’il nous faut pour ça, et contentez-vous de nous laisser faire.”

Les fonctionnaires de l’ONU, les femmes en robes meri, tous l’ont applaudie. Ils applaudissaient chaque intervenant. C’était le programme du jour: reconnaître la crise que traversait la PNG. Le lendemain et tous les jours suivants seraient consacrés à la lutte contre le paradoxe responsable de la situation: comment un pays peut-il rendre hors la loi sa propre ontologie, ses propres croyances?

Quand Monica a quitté l’estrade, je l’ai rejointe pour faire sa connaissance. Elle m’a serré dans ses bras avant de me dire de m’armer de courage pour combattre les Highlands, où la culture reste dominée par une virilité aussi écrasante qu’agressive. Nous allions attirer l’attention, a-t-elle expliqué, car se montrer en public avec une femme était considéré comme un signe de faiblesse. Dans les Highlands, on devenait une proie en fonction de la capacité – ou l’incapacité – de chacun à se défendre.

IV.

La glas meri a désigné trois suspectes à la famille du garçon décédé. Deux étaient des vieilles qui venaient de la province de Chimbu, connue pour ses sorcières. La troisième était une jeune mère de 20 ans, originaire d’Enga, la même province que les ancêtres de la famille endeuillée. “L’une de ces trois femmes est venue voler le cœur de votre fils à la faveur de la nuit”, a expliqué la glas meri.

Les hommes de la famille du garçon décédé ont alors retrouvé les deux vieilles, qui se cachaient dans la brousse. Ils leur ont demandé: si vous êtes innocentes, pourquoi vous êtes-vous enfuies?

Ils ont allumé un feu, plongé des tiges de fer dans les flammes, les retournant jusqu’à ce que le bout passe de l’orange au blanc vif. Si vous êtes innocentes, ont-ils demandé, pourquoi avez-vous peur?

Ils ont arraché leurs vêtements. Ils ont frappé les deux vieilles, qui se sont mises à hurler. Les hommes savaient que si c’était des sorcières, les coups ne feraient que rebondir sur elles sans les blesser. La peau des sorcières a la texture du caoutchouc. Comble de la perfidie, si c’était des sorcières, elles crieraient qu’elles avaient mal, alors que c’était faux.

Comment comptez-vous justifier ce que vous avez fait? ont demandé les hommes. Comment peut-on défendre des gens comme vous? En présentant des témoins? Par nature, la sorcellerie est invisible. Qui pourrait bien témoigner de cela? Seules la sorcière et la victime. Personne d’autre.

Inutile d’envisager que vous vous accusiez, n’est-ce pas? On doit se fier à vos victimes. Et elles ont bel et bien témoigné. Le corps de l’enfant que vous avez tué a témoigné. La magie blanche de la glas meri s’en est assurée.

Les hommes ont retiré les tiges brûlantes du feu pour les plaquer contre la peau des sorcières, qui se refermait sur leurs blessures. Dites-nous où vous l’avez caché, ont-ils exigé, sourds à leurs cris. Dites-nous où vous avez mis le cœur du petit garçon. Rendez-le-nous, qu’il soit de nouveau entier. Dites-nous où vous avez caché le cœur, que nous puissions le ramener.

On n’y est pour rien! ont crié les vieilles, en suppliant comme l’aurait fait n’importe qui. S’il vous plaît! hurlaient-elles.

Donnez-nous le nom de la vraie sorcière, ont exigé les hommes en repassant les fers rouges dans les braises.

D’accord ! D’accord ! ont dit les deux femmes. Nous avouons pratiquer la sorcellerie! Mais nous n’avons jeté aucun sort à ce garçon. Nous n’avons jamais rien fait à ce garçon.

Kolim nem, a exigé la bande. Dites le nom.

Épargnez-nous, et nous vous dirons qui est le coupable.

Kolim nem.

La fille, ont-elles dit. La troisième. Kepari Leniata. Elles ont répété son nom, encore et encore. Une plainte intemporelle. Ce n’est pas moi. C’est elle.

L’avion à hélice qui nous emmenait vers la petite ville de Goroka est sorti d’une épaisse couche de nuages laiteux. Sous nos pieds, la jungle couleur algue s’écartait de la crête montagneuse au centre de la PNG. Les ravins étaient marbrés de villages de paillotes, d’où s’échappait de la fumée.

Les Highlands sont une sorte d’îlot agricole au cœur de l’île. Cet espace, le seul du pays à être cultivable, a permis l’implantation de sociétés complexes. On y parle plus de 800 langues, soit environ un huitième de toutes les langues du monde. Si tant de langues se sont développées sur ces terres escarpées, c’est parce que les gens ne s’aventuraient que rarement à plus d’une quinzaine de kilomètres de leur village familial au cours de leur vie. Des trois options possibles dans les échanges entre deux personnes – confrontation, fuite ou dialogue –, l’histoire semble indiquer que les gens des Highlands choisissaient le plus souvent la confrontation ou la fuite.

Mais au cours des dix dernières années, des dizaines de ces fermiers sont descendus des montagnes, m’a expliqué Monica. Ils cherchent du travail à Mount Hagen et à Moresby, où Exxon vient de mettre en service un pipeline qui devrait plus que doubler le PIB, ou fuient les violences après avoir été accusés de sorcellerie. Ces migrants vivent dans des bidonvilles surpeuplés, entourés de compatriotes issus de clans lointains. De plus en plus frustrés, ils se réfugient dans le stim, un alcool artisanal très fort. Il arrive qu’ils rejoignent des bandes de criminels appelés des raskols. Les vols, les viols et les meurtres sont monnaie courante dans ces quartiers.

1 1 Et notamment au superhéros, particulièrement appréciée, le Fantôme, “l’homme qui ne peut pas mourir”, dont les gens des Highlands peignent l’image sur leurs boucliers.

En parallèle, les migrants sont constamment exposés à la culture occidentale 1. Ils ont des smartphones et la télé par satellite. Ils voient des expatriés traverser leur quartier en trombe dans des Range Rover pare-balles. Et leur capacité de succomber à la jelasy – tout comme leur empressement à repérer des cas éventuels de sorcellerie – augmente en proportion. Ces migrants, vulnérables et coupés du soutien de leurs clans, voient dans les méthodes impitoyables des chasseurs de sorcières, dont ils entendent parler par un voisin, ou sur les réseaux sociaux – une forme d’action collective dont la force pourrait bien mettre un frein à la puissance du chaos.

Quand certains de ces migrants finissent par rentrer chez eux, ils y rapportent cette version plus féroce des rituels. Les communautés ne se glissent plus dans la hutte de la sorcière à la faveur de l’obscurité, pour l’enfermer dans un sac et la jeter dans la rivière ou du haut d’une falaise. À présent, les sorcières présumées font l’objet de procès publics avant d’être brûlées sur des bûchers, crucifiées, traînées par des véhicules, pendues et battues à mort, enterrées vivantes, décapitées, lapidées ou forcées à boire de l’essence.

“C’est comme une tempête qui emporte tout sur son passage”, a dit Monica.

Quelques heures avant notre départ pour les Highlands, à quatre heures du matin, Monica a reçu un SMS désespéré du directeur général d’une ONG australienne. Une sorcière présumée était torturée et interrogée à Warakum, en périphérie de Mount Hagen. Si Monica n’arrivait pas à temps, une nouvelle exécution aurait lieu dans la décharge de Kerebug, où Kepari Leniata était morte en 2013.

En descendant de l’avion, respirer l’air grisâtre et raréfié de Goroka était un soulagement physique après la lourdeur étouffante de Moresby. Monica m’a emmené à la pension luthérienne. Nous nous sommes frayé un chemin à travers un champ de terre battue où des hommes étaient occupés à vendre de l’huile de serpent véritable à l’arrière d’une Toyota Hi-Lux. “C’est maintenant qu’on va voir à quoi aura réellement servi la délégation de l’ONU: à la réaction des défenseurs des droits de l’Homme de Hagen”, s’est-elle exclamé.

Monica vit à Goroka depuis mai 2014, chez différents amis. Elle n’y est pas franchement en sécurité, mais elle continue tout de même à travailler depuis cette petite ville de la vallée parce que celle-ci est desservie par la seule autoroute de PNG qui traverse les montagnes, ce qui lui permet d’arriver relativement vite sur les lieux où des sorcières présumées risquent de se faire assassiner. Le village où elle a grandi se trouve dans la province voisine de Chimbu, mais Monica n’y retourne que rarement, par peur des représailles. Selon la logique pervertie de la chasse aux sorcières, le fait qu’elle soit parvenue à s’enfuir a confirmé sa culpabilité aux yeux de sa communauté. Les membres de son clan ont brûlé sa maison.

C’est peut-être ce qui est le plus important dans la brutalité qui caractérise la PNG, a-t-elle expliqué: nul n’est seul responsable de la violence du pays. Nul n’en a le monopole, ni l’État, ni personne. La PNG compte 4 800 policiers, pour une sept millions d’habitants. Et ces forces de l’ordre manquent de tout: uniformes, salaires, carburant pour leurs véhicules… Si l’on veut déposer plainte suite à une agression, il faut d’abord obtenir un certificat médical, hors de prix pour la majorité des Papouans-Néo-Guinéens. La victime doit également fournir de l’essence aux enquêteurs. Les chances d’appréhender et de traduire en justice un criminel tournent autour de 3%.

Monica a transformé la salle commune à l’étage de la pension luthérienne en centre de commande. Elle a pris son téléphone – un Android à la batterie fatiguée – et appelé Cathy Wali, l’une des militantes de Mount Hagen. “Cathy, va tout de suite au commissariat. Vois ce que tu peux apprendre des gens du coin, mais sois prudente! Tu ne sais pas qui a participé (…) Non, non, fais juste un peu de tok tok avec les gens du coin. Vois si la femme est encore vivante, ou s’ils sont déjà en train de rassembler les pneus.”

Par les fenêtres ouvertes, on pouvait voir des nuages violets défiler à un rythme accéléré, avant qu’un éclair vienne frapper un mât d’antenne non loin de là, ce qui nous a fait violemment tressaillir. Assise sur le canapé, Monica a envoyé un SMS au directeur d’ONG qui l’avait prévenue de ce nouveau procès pour sorcellerie. Il lui a dit qu’il était en lien avec les services de prévention des violences familiales et sexuelles de Mount Hagen. Il s’occupait de tout, l’a-t-il rassurée. Les lumières de la pension ont vacillé avant de s’éteindre.

Monica a essayé de passer encore quelques appels, mais elle n’avait plus de forfait, alors nous nous sommes rendus à pied dans une petite hutte où on vendait de l’alcool, en bas du chemin qui menait à la pension. Là, je lui ai acheté quelques cartes téléphoniques, qu’elle a grattées pour obtenir ses codes tandis qu’un gros radiocassette jouait Santa Claus Is Comin’ to Town derrière le comptoir grillagé. Au retour, nous avons constaté que le fourgon du département de Mount Hagen contre les violences familiales et sexuelles, qui était censé être en route vers la décharge de Kerebug, se trouvait toujours à Goroka, devant le seul restaurant occidental de la ville.

Le téléphone rallumé de Monica ne cessait de vibrer au rythme des SMS restés bloqués et des mises à jour de statut. Elle a essayé à plusieurs reprises d’appeler l’ONG australienne, mais elle passait directement en messagerie. Puis elle s’est adressée à la secrétaire du directeur. “Moi, euh, c’est Monica”, a-t-elle dit, passant du tok pisin à l’anglais. “Une femme a été prise en otage, et ils se préparent à la brûler vive, peut-être demain ou ce soir. (…) La police ne répond pas à mes appels, ni l’équipe de Hagen. (…) Je vous demande juste de m’aider à mettre d’autres personnes sur l’affaire au niveau national, pour qu’on coopère tous afin de sauver cette femme avant qu’il se passe quoi que ce soit. Je vous en supplie! Oui, maintenant! Parce que sinon, ils vont la tuer.” Elle a raccroché.

En quelques minutes, la fine averse a cédé la place à des trombes d’eau, et la salle commune est devenue très sombre. Accrochée à son téléphone, Monica murmurait: "Allez, allez…"

“Ce sont les mêmes qui avait participé à l’assassinat de Kepari Leniata. J’en suis absolument certaine.”

Quelques heures plus tard, un nouveau message s’est affiché. C’était le directeur de l’ONG, sur Facebook: “Salut, Monica. Des gens sont rassemblés autour d’une femme sans défense. S’il vous plaît, s’il vous plaît, faites quelque chose avant qu’elle se fasse torturer à mort. Mon Dieu, je vous en supplie, aidez-nous à sauver cette jeune fille des mains de ces animaux sans cœur.” La liste des commentaires disaient des choses comme: “S’il vous plaît, Monica!”, “Allez, Monica!”, “Faites quelque chose!”. Monica s’est demandé à voix haute si certains de ceux qui avaient écrit ces commentaires n’étaient pas sur place, attendant que d’autres interviennent.

“Je suis sur le terrain, et vous, vous publiez des messages sur Facebook?” s’est-elle insurgée. “Qu’est-ce qu’il y a, vous me prenez pour Dieu? Vous croyez que je fais des miracles? Je suis désolée pour cette femme, mais qu’est-ce que je peux faire de plus?”

Les chasses aux sorcières sont comme les tremblements de terre et les formations de massifs montagneux. Elles accompagnent les périodes de bouleversements sismiques.

Il faisait presque complètement noir dans la salle commune, et la pluie martelait régulièrement le toit de tôle. Les rideaux tourbillonnaient dans les bourrasques avant de retomber contre les fenêtres ouvertes. Finalement, quelqu’un a appelé: le père Phil Gibbs, un missionnaire néo-zélandais, fort de quarante années d’expérience dans les Highlands. Monica lui a résumé la situation. Le père Gibbs a sauté dans sa voiture et filé sans tarder vers Mount Hagen, laissant derrière lui la province d’Enga, où il était en train d’aider quatre autres femmes accusées de sorcellerie à se cacher.

Pendant toute la nuit, Monica a continué à servir d’intermédiaire, comme une opératrice dans un centre d’appels d’urgence. Elle recevait des alertes, transmettait des messages et organisant les premiers secours. À quatre heures du matin, elle a fini par trouver une personne disposée à nous louer un véhicule: le chef de la police de la province, qui réclamait 400 dollars pour une seule journée, et ne voulait rien savoir de l’opération de sauvetage que nous allions entreprendre.

Vingt-quatre heures après l’alerte, Monica, un chauffeur imposant nommé John et moi-même filions vers la décharge de Kerebug, les lieux de l’attaque. Nous allions sauver une vie. C’était ce que je ne cessais de me dire, malgré mon souffle de plus en plus court. Monica et John n’étaient pas armés, mais j’ai remarqué la lourde matraque en bois qui roulait sur le plancher taché de bétel de notre fourgon tandis qu’il remontait l’autoroute. J’étais pris de ce vertige qui accompagne l’impression d’avoir perdu le contrôle des événements. Nous étions sur le point d’interrompre le rituel. Ou de découvrir un nouveau corps carbonisé, sur le tas de cendres de la communauté.

♦ ♦ ♦

Environ 175 km séparent Goroka de Mount Hagen, mais le trajet nous a pris plus d’une demi-journée, car l’asphalte était devenu gravillons sous l’effet du passage des véhicules industriels destinés à l’extraction de l’énergie. Les cahots nous épuisaient physiquement, et devenaient terrifiants dans les croisements particulièrement escarpés. Monica nous a montré le nouveau pipeline de gaz naturel liquide qui traversait les Highlands jusqu’à Moresby, expliquant que les royalties associées seraient un autre point de discorde entre les clans qui se disputaient déjà fréquemment et âprement les terres agricoles. Nous avons passé de nombreux embranchements, d’où des routes de terre menaient aux villages des clans en question, formant des ramifications du sommet des montagnes jusqu’à la vallée.

Chacun de ces villages avait au moins une histoire d’agression de présumée sorcière à raconter. Pendant mon séjour dans les Highlands, j’en ai entendu certaines. Comme l’histoire de ce député qui avait torturé sa femme parce qu’il souffrait de fièvre typhoïde. Après l’avoir accusée d’avoir jeté un sort à l’eau qu’il buvait, il avait invité la police à venir assister au calvaire de son épouse, pour s’assurer que tout se faisait selon les règles. Ou le récit d’une jeune fille chassée du pays pour avoir partagé des noix de bétel avec un guerrier, mort lâchement au cours d’un combat tribal. Le reste de la famille de la fille vivait toujours parmi ceux qui l’avaient accusée, dans la peur, parce qu’ils ne voulaient pas perdre leurs terres. “Toutes les semaines, on remonte de la rivière un corps de femme décapité”, m’a dit la mère de la jeune fille quand j’ai pu lui parler. “Ça arrive. Eh oui. Comme quand on va à la pêche.”

J’ai aussi visité un village proche de celui de Monica, à Chimbu, une partie du pays où l’on estime qu’une vingtaine de meurtres liés à la sorcellerie sont commis tous les mois. Son futur chef, un jeune homme instruit et progressiste, m’a accordé une audience. Il s’appelait Anton, et qualifiait la sorcellerie et les violences qui y étaient associées de “défi pour le développement”. Il m’a emmené au sommet d’un promontoire, d’où il m’a désigné, d’un ample geste de la main, l’ensemble des terres qui allaient lui revenir. Remarquant quelques espaces vides et calcinés entre les huttes, je lui ai demandé ce que c’était. “Nous avons dû chasser deux familles, pour sorcellerie”, a-t-il répondu. “Un jeune homme est mort. Un homme de mon âge, instruit, qui avait fait des études. Là-bas. On voit sa tombe. Après de nombreuses discussions, nous avons décidé de les laisser partir et de nous emparer de leurs terres. Sans les tuer.”

Anton a insisté sur le fait que pour le Papouan-Néo-Guinéen moyen, il était naturel et sensé de croire à la sorcellerie. C’était la croyance qui sous-tendait les sociétés, la croyance qui avait maintenu l’ordre en l’absence d’un gouvernement fort et centralisé. Le grand danger dans un endroit tel que la PNG – dépourvu d’un véritable système judiciaire, où l’allégeance est une question de sang –, c’est que le cycle des représailles perdure comme les vendettas familiales et les guerres entre gangs. La violence appelle la violence, comme un feu qui se nourrirait de ce qui est censé l’étouffer. Dans ces conditions, la violence et la mort doivent être maîtrisées, régulées et encadrées. Par la chasse aux sorcières, notamment.

“Vous autres, les visiteurs, vous ne comprenez pas – vous avez du mal à comprendre – que nous voulons conserver cette tradition”, m’a-t-il dit avant de me congédier, à la fin de la journée. “Cette tradition, c’est la nôtre. C’est la source traditionnelle de la force de nos communautés. Notre système fonctionnait bien jusqu’à l’arrivée des Blancs. Jusqu’à présent, il n’y avait pas de torture. Et puis vous êtes venus vous immiscer, et d’un seul coup, tout ce qui marchait très bien est devenu problématique.”

Quand Monica et moi avons atteint les larges routes de terre de la périphérie de Hagen, le soleil était déjà haut. Des cartes à jouer abandonnées jonchaient le sol. Ici, les jeux d’argent représentent un tel problème que la police aime forcer les joueurs de poker à se mordre les mains. Monica m’a raconté en riant les deux fois où elle s’était fait voler à Hagen. “Au moins, il ne m’ont pas poignardée.” Elle m’a parlé d’un photojournaliste australien qu’elle avait emmené dans le quartier de Warakum, et qui s’était fait attaquer et détrousser. “J’évite de sortir de ma voiture, sauf à la mission du père Gibbs.”

En atteignant la mission – un camp tentaculaire de bâtiments peu élevés, peints en bleu ciel et en blanc, les couleurs mariales –, nous en avons parcouru les petits sentiers boueux à plusieurs reprises, à la recherche du père Gibbs. Monica se désespérait. Elle a sorti la tête par la vitre du fourgon, criant aux jardiniers et aux religieuses: “Dites-moi où se trouve le père Gibbs, je vous en supplie!”

Finalement, nous l’avons trouvé en train de marcher vers sa cabane, au fond du camp: un homme âgé, mince, vêtu d’habits trop larges, maintenus par un ceinturon bien serré. En nous voyant, il nous a adressé un signe de tête, en levant les mains d’un air apaisant. “Tout va bien!” nous a-t-il crié dans un sourire. Les yeux enfoncés dans son visage pâle et fatigué brillaient d’un bleu glacé. Monica et moi avons couru vers lui, rivalisant de questions. Il nous a invités à prendre le thé. “Elle va bien”, disait-il. “Margaret va bien.”

Il nous a dit que les informations de l’ONG australienne étaient apparemment indirectes et dataient d’environ douze heures. “Merci Facebook pour cette confusion”, a-t-il ajouté. Puis il nous a montré le témoignage de Margaret, qu’il venait juste de filmer.

Son visage enflé et couvert de plaies est apparu sur l’écran. Elle a expliqué qu’elle avait été très proche du jeune garçon décédé. Elle lui avait souvent donné à manger dans sa cabane, où elle vivait depuis 16 ou 17 ans, à Warakum. Il arrivait qu’elle se dispute avec la mère du garçon, mais qui ne se dispute jamais? “On partage les noix de bétel, le tabac, l’argent et la nourriture”, a-t-elle ajouté. Mais le fils de sa belle-sœur était mort, et au haus krai, deux jours plus tard, l’une des parentes du garçon était entrée en transe. Elle s’était mise à gémir et à tenir des propos incompréhensibles. Elle avait touché la poitrine du jeune garçon, et affirmé que deux femmes – l’une noire, l’autre plus claire de peau – avaient volé son cœur. “Il y avait deux femmes impliquées, mais après des discussions sur mes disputes passées avec ma belle-sœur, ils m’ont accusée aussi. Vous savez comment sont les femmes entre elles.”

Le père du garçon mort, qui s’était saoulé, a pris une longue barre de fer pour frapper Margaret. Puis tous les voisins de sa rue se sont joints à lui. “Ils m’ont attaquée si violemment que j’ai cru que j’allais mourir”, a dit la jeune femme. “Je suis une pécheresse, mais à cet instant, j’ai imploré le Seigneur: ʻMon Dieu, les gens ordinaires ne peuvent pas voir ce que j’ai en moi. Quoi qu’ils fassent à ma peau ou à mon corps, ils ne peuvent pas voir ce que j’ai en moi. Vous êtes le seul à savoir ce que j’ai en moi, ce que je pense. Je vais mourir, alors je m’en remets à vous.’ Ils m’ont dit de m’asseoir sur une chaise, à côté de quatre pneus qu’ils avaient alignés. Ils m’ont dit: ʻTu vas t’asseoir sur ces pneus, et nous allons te brûler.’”

“Quand je suis arrivé dans le quartier, elle avait été libérée par son mari et la police”, a dit le père Gibbs. “Je me suis rendu à l’hôpital, mais ils l’avaient déjà renvoyée chez elle.” Monica et lui étaient stupéfaits que la police soit intervenue. Ils se sont dit que c’était peut-être lié à une émeute survenue très récemment à Hagen, où plusieurs membres d’un clan avaient battu un policier à mort suite à un accident de la route. La situation était très tendue, et les policiers, davantage disposés à se livrer à des démonstrations de force.

“Le problème”, a continué le père Gibbs, “c’est qu’elle avait dénoncé deux autres personnes sous la torture, deux autres femmes dont on savait qu’elles devaient 100 kinas à la famille du garçon décédé.” L’affaire n’était donc pas réglée. Le danger était toujours grand. Dans quelques jours, semaines ou mois, ils devraient probablement lutter pour sauver une autre vie, suite à la mort de ce garçon.

Nous nous sommes levés pour partir. Monica a dit au père Gibbs qu’ils se reverraient bientôt. J’étais soulagé. Soulagé que cette femme, Margaret, n’ait pas été tuée. Mais derrière ce soulagement, il y avait autre chose, quelque chose de plus sincère, plus égoïste: j’étais soulagé de ne pas avoir à intervenir, à m’opposer à une foule assassine. De ne pas avoir à faire ce que Monica fait tous les jours.

Après cela, j’ai demandé à être emmené à Warakum et à la décharge de Kerebug. Monica a refusé de quitter le fourgon, tout comme John, notre chauffeur. Warakum était un ensemble de petits chemins de terre, de cabanes en tôle ondulée et de chiens pelés sans aucune végétation. Je sentais que j’étais observé. J’ai marché jusqu’à Kerebug. Là, des porchers s’occupaient de leurs cochons qui fouillaient dans les sacs plastique, les cartons détrempés et les pneus abandonnés. Les nuages semblaient s’enrouler autour des montagnes, comme des bandages sur une tête.

Le cimetière où le corps de Kepari Leniata gisait dans une tombe anonyme se trouvait juste en face de Kerebug. La plupart des caveaux étaient surmontés de petites structures en ciment, pour dissuader les vols et repousser les esprits maléfiques. Des jeunes hommes armés de machettes et de pistolets bricolés s’installaient pour la nuit. On les payait pour garder les corps, laissés à l’air libre.

Que Kepari Leniata ait été enterrée tenait déjà du miracle. Son corps avait passé neuf mois à se décomposer à la morgue de Mount Hagen avant qu’un citoyen finisse par prendre l’initiative de la faire mettre en terre. Le gouvernement n’avait même pas encore émis de certificat de décès. Au moment où j’écris ces lignes, l’enquête sur son meurtre est toujours en cours. La police des Highlands du Nord, l’avocat général, le procureur général, l’adjoint à l’avocat général, le greffier, le médecin légiste et le responsable de la morgue de l’hôpital général de Mount Hagen ont tous été convoqués. Ils ont attesté n’être au courant de rien. Aucun membre de la famille, aucun représentant de la communauté de la défunte ne s’est présenté.

Les personnes à qui j’ai parlé à Warakum m’ont affirmé ne rien savoir du meurtre de Kepari Leniata, ni des autres. Ils m’ont dévisagé, ou ri au nez, ou m’ont répondu en créole d’un ton railleur. À leurs yeux, j’étais un intrus, une personne étrangère au système cyclique et perpétuel de leurs croyances. Me parler était inutile.

Je me suis souvenu de ce que m’avaient dit le père Gibbs, Monica, John et Marciana, et quasiment tout ceux que j’avais rencontrés en PNG: la sorcellerie existe. Car elle peut vous faire du mal si vous y croyez vraiment. Pareillement, une chasse aux sorcières a un pouvoir réel, tant que les responsables croient en ce qu’ils font. Dans la mesure où ils croient en la culpabilité de leur bouc émissaire, ils ne tuent pas l’un des leurs mais se réunissent pour résoudre un problème, jouissant du sentiment de proximité que suscite la complicité.

Kepari Leniata était-elle une sorcière? Il est manifeste qu’elle a jeté une forme de sort à sa communauté.

Je suis retourné en vitesse au fourgon de police. Une pluie fine s’est mise à tomber, tourbillonnant dans la brume. Une foule marchait sur le bas-côté, pressée d’aller s’abriter avant la nuit. À quelque distance de Hagen, un groupe de villageois avait dressé un péage de fortune avec une ligne électrique qui pendait. Monica m’a dit de me coucher sous la banquette. J’y suis resté un moment, respirant l’odeur de fumée et de terre des feux humides qui se consumaient dans les montagnes, un effluve qui me rappelait, pour une raison que je ne m’explique pas, le goût du Scotch whisky.

V.

Monica et moi avons passé l’une de nos dernières soirées ensemble assis sur le porche en bord de mer d’un hôtel situé au sud de Moresby, à partager de nombreuses canettes de bière SP, la marque leader en PNG. La marée balayait la plage, jonchée de plastique, où de petites barques gisaient sur le flanc. Ils s’en servent pour la pêche à l’explosif, m’a dit Monica. Je lui ai demandé si elle avait jamais envisagé de quitter le pays. Elle m’a répondu qu’elle avait pensé à emménager chez une de ses sœurs, en Australie, mais elle ne pouvait s’y résoudre. Puis elle m’a interrogé sur l’Amérique et, plus particulièrement, sur les procès des sorcières de Salem.

Je lui ai dit que je ne pensais pas que les chasses aux sorcières étaient nécessairement le vestige d’un passé barbare. Je les considérais comme un phénomène récurrent, éternel. En Occident, les chasses aux sorcières ont coïncidé avec des périodes de changements et d’instabilité. Elles pouvaient se produire lorsqu’un cadre sociologique, économique, religieux ou politique venait en remplacer un autre. Le déclin de la féodalité, de l’Église catholique romaine, la peste noire, les menaces qu’avaient représentées les femmes indépendantes ou le communisme… Tous ces éléments avaient entraîné des épisodes de chasse aux sorcières.

Pour moi, ces chasses aux sorcières étaient comme les tremblements de terre et les formations de massifs montagneux. Elles accompagnaient les périodes de bouleversements sismiques.

Ce que je voulais savoir, c’était ce qui s’était passé à l’instant où on l’avait accusée.

Monica a baissé les yeux et retiré ses sandales, passant ses pieds nus sur les grains de sable qui parsemaient le ciment fissuré. “Ça a complètement changé mon point de vue”, m’a-t-elle dit. C’était le moment où elle avait été convaincue. Etre dans son village, parmi sa famille et ses amis, les personnes qu’elle aimait le plus, et les voir tous unis contre elle… C’était en vivant cela qu’elle s’était rendu compte, avec une parfaite lucidité, que tout ce système n’était qu’une imposture. La violence qu’elle devait subir au nom de la justice, du bien de tous ou de l’ordre cosmique ne différait en rien de la violence et des souffrances que sa mort était censée purger.

Elle avait finalement compris que le malheur tombe souvent au hasard, sans que personne en soit responsable, et que ce fait était peut-être plus effrayant encore que l’existence de sorcières. Elle avait également compris qu’elle passerait probablement le restant de ses jours seule, physiquement comme spirituellement. En trois décennies, Monica avait eu des biens, des parents, des amis. Et voilà que ces mêmes personnes la bannissaient soudain, lui confisquaient ses biens et faisaient une croix sur sa vie passée. Ses trois enfants l’aimaient toujours, mais le reste de sa famille la considérait comme un être inhumain. “Quand mon mari sera mort, je sais qu’ils se lanceront à mes trousses”, a-t-elle déclaré.

Nous avons regardé le soleil se coucher à l’horizon. “Il y a beaucoup de travail à faire dans ce pays”, a-t-elle dit. “Il faudra de nombreux programmes éducatifs pour changer les mentalités de la génération à venir.”

La jeunesse papouane-néo-guinéenne devait apprendre que c’était les germes qui causaient les maladies, et que les tragédies n’avaient pas toujours d’explication, a-t-elle dit. Cette prise de conscience – qui faisait partie intégrante de l’occidentalisation en train de balayer le pays tout entier – jouerait un rôle important dans l’arrêt de ces violences. Mais ce processus éducatif prendrait des années. Dans le pays, moins de 60% des enfants font une scolarité complète, et seuls 10% sont inscrits au collège. La PNG a des universités, mais les étudiants qui en sortent ont tendance à quitter le pays pour se trouver un emploi mieux payé à l’étranger.

“Vous croyez que les choses changeront de votre vivant?” lui ai-je demandé.

“Il faudra plusieurs générations pour que les choses changent réellement”, a-t-elle répondu d’un ton grave. Elle a ajouté que, pour l’instant, seuls 5% des Papouans-Néo-Guinéens ne croyaient pas aux sorcières. Cela signifiait que la génération suivante pourrait compter 10% d’incrédules, la génération d’après, 20%, et ainsi de suite.

Je lui ai dit que je pensais que les chasses aux sorcières pourraient prendre fin bien plus tôt que cela. Je considérais la PNG avec une sorte de pessimisme optimiste.

En l’espace d’un siècle, l’Occident a apporté plus de mutations que le système traditionnel de la PNG n’est à même d’en supporter. Mondialisation, démocratie, déplacements internes de population, la jelasy inhérente à la société de consommation capitaliste, tous ces éléments ont submergé le mécanisme du bouc émissaire, qui fonctionne de manière plus sauvage que jamais. Mais le revers de la médaille – et c’est là toute la perversité de ce changement –, c’est que le rituel des meurtres de sorcières ne joue plus son rôle de cohésion tribale. Les dommages collatéraux – mort, destruction et terre brûlée, dont la sorcière était autrefois la seule à souffrir – se répandent, et finissent par l’emporter sur l’utilité sociale du rituel.

Mes explications ont fait ricaner Monica. Ces réflexions théoriques ne semblaient guère l’intéresser. Elle avait sa mission: ignorer ses propres souffrances pour mieux soulager celles des autres, sorcière après sorcière, parce que c’était tout ce qu’elle pouvait faire. Seule, il lui était impossible de contraindre son clan à se voir comme elle le voyait, de lui faire comprendre que c’était lui, l’accusé.

Pendant que le soleil disparaissait sous les vagues, une lumière éblouissante nous a éclairés, un phénomène atmosphérique que l’on surnomme le rayon vert. “Regardez ça!” s’est exclamée Monica. “Regardez, c’est tellement beau!”

Nous avons regardé la lumière se dissiper, sans dire un mot. Puis elle a ajouté: “Si un étranger voyait ça, il dirait que c’est là que partent les sorcières.”

La nuit est tombée brutalement, et Monica est partie dans un éclat de rire incontrôlable.

Credits

Story - Kent Russell
Originaire de Miami, Kent Russell vient de publier son premier livre, I Am Sorry to Think I Have Raised a Timid Son.
Art - Alessandra Hogan
Alessandra prépare actuellement une licence des beaux-arts en gravure à l’École de design de Rhode Island.
Photography - Robert Weber, Vlad Sokhin
Development - Dan McCarey
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Ici, on brûle des sorcières…
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